Givors est une île

En février 2021, Léonie Pondevie met, pour la première fois, le pied à Givors. Pendant un mois, qu’il vente, pleuve ou neige, la photographe se mêle avec une curiosité toute neuve au fleuve et aux rivières. Elle marche, photographie et ramasse des morceaux ronds de verre et de béton. En mai, les flaques de lumière l’éblouissent, Léonie Pondevie ne retrouve plus le vert d’eau romantique dans ses images. Nous déjeunons ensemble, l’artiste nous montre son travail, ses stratagèmes, elle nous raconte ses week-ends avec l’équipe des sauveteurs jouteurs, les berges, les ponts, les collectionneurs de plantes, les traces de castors. Quand elle organise une journée plage, les gens se hâtent et se plaisent à se baigner. Rapidement elle veut emmener tout le monde faire une croisière sur le Rhône, louer des barques.

Elle a tellement aimé Givors ces quelques semaines. Ses images sont belles et tristes, les eaux poissonneuses et scintillantes. Malgré les boîtes de Carte d’Or et les tickets illiko Cash, les eaux lourdes et les pierres moisies, le fleuve a pris toute sa place. Nous scrutons les balises vertes et rouges, les lagunes dormantes. La route est libre.
Plus qu’un état des lieux d’une commune française, l’artiste raconte les conquêtes et les illusions, l’aventure des orpailleurs, les fritures d’ablettes et les territoires contaminés, le cri du milan noir et le frémissement de l’autoroute.


Céline Duval

Le fleuve et son île, 2022
Exposition personnelle (21 janvier – 24 avril 2022), Stimultania -coproduction de L’imagerie dans le cadre du dispositif « Contre vents et marées », soutenu par la Région Bretagne et le réseau a.c.b, Strasbourg

Ils disent du fleuve que les hommes l’ont dompté.
Peut-être n’a-t-il jamais déplacé les montagnes, pourtant les anciens se souviennent de ses débordements.
L’Homme a déployé tous ses efforts pour le contenir ; enrochant ses berges, asphyxiant ses lônes, entravant son cours, déviant son chemin. Réguler le fleuve pour éviter qu’il ne nous échappe. De l’eau presque constante, jamais impétueuse, jamais absente. Tranquillisée comme l’esprit des gens.
Les gens ne vivent plus avec le fleuve muselé. Désormais, rares sont ceux qui le traversent encore par ses eaux, bravant la frénésie de ses courants. Du pont de l’autoroute, il semble paisiblement bordé dans son berceau. De là-haut, vous ne sentirez jamais sa résistance contre les rames, ni la brulure du bois sur vos paumes. Le Rhône n’est pas un long fleuve tranquille mais il s’apprivoise, livre une partie de ses coutumes à qui sait l’écouter.

Le fleuve est un serpent noir. Il glisse froidement aux chevilles des montagnes, se faufile, se déroule et se tord. Il sait prendre des Hommes et transformer la terre en boue. Donnez lui tout pour le charmer mais il n’accepte pas les offrandes, ne se soumet pas non plus à la ruse humaine. Dans le miroir mouvant de ses eaux fangeuses, peut-être que le fleuve laissera sombrer vos espoirs. Tenez-vous sur la rive et regardez en face. Au milieu des tourments et des remous se dessinera peut-être une accalmie.
Au loin, lorsque le soleil se meurt dans le fleuve, la rive semble belle. Un feu miroite encore à l’horizon, seul brasier que le fleuve n’a pas éteint.

Lorsque la pluie cesse et que le fleuve s’apaise, sur ses rives un nouveau monde se dessine. C’est là que l’île se découvre, brute, sauvage, presque intacte mais toujours étrangère. Sans cesse bouleversés par les crues, ses contours n’en sortent jamais indemnes. Aucune carte n’en fut jamais établie, et ainsi aucune existence ne lui fut jamais concédée. Mais combien, combien d’arpenteurs en ont sillonné les rives ? Combien de non-insulaires y ont amarré leur navire ?

La terre, au fil du temps, montre peu de secrets, cachant tous ses bijoux. Peut-on trouver de l’or sans même se baisser ?
On dit que l’or a fait son nid quelque part sous la surface, dans les recoins de la rivière. Des paillettes, fragments de montagne, roches arrachées à la terre et rongées par le temps, ont glissé dans la vallée, s’éparpillant ça et là au gré des courants. Pour en prédire les dépôts, il faut apprendre à lire l’âme de la rivière. Il faut comprendre la manière dont l’eau s’écoule et charrie avec elle les espoirs de l’orpailleur. Puis en explorer les courbes, debout, l’eau jusqu’aux mollets, ausculter patiemment le lit de la rivière. Gratter, retourner, tamiser.
À beaucoup, la rivière a vendu ses rêves dorés qui font pâlir le soleil. Cueillir une paillette du bout de son doigt, c’est chasser la promesse d’une vie changée, quelque chose bien au delà des rêves de fortune que poursuivent les orpailleurs. Tandis que sur les rives, s’amassent les tickets de nos désillusions alors que roule, roule l’or au fond de la rivière.

Le film de cette île n’en finit de se jouer. Chaque jour, son scénario est un autre, s’écoulant toujours en un sens sous une lumière singulière. La séance de 8h en février, ou celle de 6h en juin, ne sera jamais la même que celle de 12h tout le reste de l’année.
Regarder l’eau couler, il ne s’agit que de ça.
Regarder l’eau couler depuis la rive. Peut-être aurez-vous l’impression que le film est en boucle mais l’eau qui s’écoule ne sera jamais celle que vous avez vue hier. Et les nuages qui se désagrègent et se constituent n’auront jamais la même forme, conteront toujours les histoires de votre imaginaire.

Si vous sortez du chemin sinueux qui serpente à travers la jungle, alors vous aurez toujours l’impression d’être le premier homme à arpenter ce territoire. Sur les plages de sable gris, peut-être serez-vous le premier à marcher, à apprendre à faire le feu et construire une cabane où s’installer passagèrement. Une cabane que la crue emportera sans ménagement pour pouvoir tout recommencer. Sous les grands arbres, vous serez toujours plus bruyant que le reste des vivants qui peuple secrètement les lieux et vous aurez l’impression, parfois, d’être de trop en ce petit monde. Alors, le pas se fera plus léger et l’oreille se tendra pour écouter au delà de soi. Et là, l’île se révèlera.
Cette plage ne disparaît jamais vraiment. Il faut savoir être patient pour découvrir le travail rigoureux du fleuve et du temps. Et lorsqu’enfin, il laisse apparaître ses trésors, tout a changé. Subsistent les fantômes d’un ancien monde, un royaume dont les bannières de plastique sont encore érigées dans les branches de saules. Mais surtout, la plage. Peut-être aura-t-elle migré d’une fossette à l’autre, mais ce qui est sûr, c’est que vous serez toujours l’un des premiers à voir ce sable qui rejoindra bientôt les plages de la côte d’azur. Et l’avantage, c’est qu’il y aura toujours de la place où poser sa serviette.